2011

Des images merveilleusement silencieuses et meditatives

Peter Killer

Ruth Moro semble être une artiste-peintre, comme une majorité d’ailleurs en fait le constat après quelques instants. Erreur. Le cheminement créatif qui conduit à ces œuvres est de très longue haleine, très compliqué et il suit tant de phases successives qu’il faudrait plutôt parler d’une artiste conceptuelle, occupée à des processus qui lui permettent d’aboutir à un résultat qui est un tableau.

A propos d’un artiste, je vois les choses comme au cirque. Je ne veux pas savoir combien de temps il s’est exercé, quelles sont les difficultés auxquelles il a réussi à faire face pour arriver à présenter quelque chose qui n’ait jamais été vu. Finalement, dans les arts visuels, c’est uniquement ce qui est rendu visible qui compte. Peu m’importe de savoir si l’on sculpte du bois de tilleul ou du chêne ultra-résistant, s’il s’agit de mollasse ou de granite : c’est sur la forme et le message que tout se réalise.

Et qu’est-ce qui saute aux yeux avec les doubles images de Ruth Moro ? Cette artiste fait des tableaux merveilleusement tranquilles et méditatifs. Et ainsi, l’essentiel est dit.

De la tranquillité modelée. C’est à contre-courant dans notre bruyante époque extravertie. Je ne connais pas de statistique chiffrée qui nous raconte qui, quand et où on se balade avec les écouteurs d’un iPod dans les oreilles. Des centaines de milliers, des millions de gens dans le monde occidental ne parviennent apparemment plus à supporter la tranquillité et sont poussés vers un fracas permanent. La tranquillité, le calme semblent constituer une qualité de plus en plus suspecte. D’autres, comme Ruth Moro - si pleine de vie et si active - ressentent la tranquillité comme un bienfait. Elle nous fait des cadeaux rares et précieux avec ses images de quiétude. Il y a, à côté une tranquillité que notre cerveau perçoit par l’ouïe, et puis également une tranquillité toute visuelle. Que les images puissent avoir une sonorité, il n’y a pas que les synesthètes (synesthésie du grec syn, union, et aesthesis, sensation) qui mettent en œuvre plusieurs sens qui le savent. «Maintenant ça sonne juste» disent les peintres, lorsque les couleurs sont bien appliquées.

Les synesthètes ont la capacité de prendre en compte deux ou plusieurs réalités. Ils peuvent, par exemple, non seulement entendre des bruits, mais aussi voir en plus des formes et des couleurs. Et les images deviennent pour eux des mélodies, des accords. Elles peuvent être tonitruantes ou douces. Je conçois volontiers que des synesthètes ressentent devant les tableaux de Ruth Moro une musique élégiaque et douce, peut-être jouée par des flûtes et des violons.

Je reçois tous les jours par internet des invitations à des expositions. Quand j’en ai le temps, je les regarde. Elle sont presque sans exception toujours très attractives. Les webmasters savent parfaitement qu’il n’y a plus que ce qui est tonitruant, ce qui surprend et éventuellement choque qui pénètre dans l’œil. Qui veut jouer un rôle sur la scène artistique, où il se passe plus de choses qu’on ne peut en apprécier, où l’offre est plus forte que la demande, doit s’impliquer beaucoup. Ruth Moro, bien au contraire, se reconnaît par ce qui n’est pas spectaculaire; elle est confiante qu’il y aura toujours des amis et des amies des arts qui savent réagir à la subtilité.

Je peux porter un regard rétrospectif sur quelque quarante ans d’éxpérience en matière d’art contemporain. Durant cette période, l’art s’est autant transformé que la société. Une comparaison entre naguère et aujourd’hui, dans sa généralité, n’est guère valable, mais j’en fais une tout de même. Il y avait des artistes qui créaient une œuvre dans la plus totale tranquillité (ou mieux encore; ils la laissaient grandir), de leur propre chef, avec leur propre signification, avec le risque de se tromper et qui suivaient ce chemin solitaire. Ces artistes - ils sont aujourd’hui devenus rares - ont forgé ma compréhension de l’art. Si par hasard il existe une quelconque compréhension de l’art objective et juste, je ne sais pas si la mienne est juste, mais c’est celle qui compte pour moi. Et ainsi je vous cite la conviction de Ludwig Hohl: «Il n’y a dans l’art rien d’intérieur ou d’extérieur. Il y a de l’art lorsque rien que intérieur est extériorisé.»

Et à l’intérieur c’est plus ou moins tranquille. Lorsque l’intériorité va vers l’extérieur sous la forme d’une œuvre d’art et peut être prise en compte par d’autres, alors la tranquillité peut en être une part. C’est ce que je vis en présence des tableaux de Ruth Moro.

La plupart des Pagine romane sont des diptyques et, pour qui les contemple de loin, il s’en dégage comme une double tonalité. Mais par contre, qui regarde de près, une sonorité «unique» se révèle orchestrée d’une manière riche et variée. De la musique de chambre en deux mouvements? Des nocturnes en deux parties? De petites symphonies vespérales?

La plupart de ces tableaux sont constitués de deux carrés de format moyen. Ils se distinguent pas seulement l’un de l’autre par la couleur, mais aussi par par la différence de structure donnée par la grille ou la trame. Des textures à grosses mailles entrent en dialogue, dans ces diptyques, avec des textures à mailles fines qui peuvent se fondre d’une telle manière que l’on songe aux abstractions lyriques de Mark Tobey.L’artiste utilise de préférence des formats 40×40 cm. Leur proportionnellement petite dimension est relativisée grâce au principe du all-over. Comme beaucoup d’expressionnistes abstraits et les colourfield painters, elle couvre l’entier de la surface et ceci de manière à ce que l’œil fasse grandir le tableau au-delà du bord, le laisse croître.

Ruth Moro instaure une tension en contrepoint avec ses contrastes de structures, de textures, de clair-obscur. Dans le spectre chromatique, elle préfère les coloris d’automne à ceux du printemps ou de l’été. Ce sont les saisons et les jours tranquilles qui se reflètent dans ses œuvres. Fréquemment, Ruth Moro utilise le vert. Robert Walser écrivait en 1911: «Le monde au printemps est un incendie en vert. Le vert est une fureur de couleur. Elle pousse en hauteur, elle s’étale en longueur. On n’est plus un être humain. On ne sait plus ce que l’on est et qui l’on est. Ça mugit, ça se met en colère, ça jaillit, ça s’embrase. Le vert est une effrayante, sérieuse et sainte couleur. C’est une couleur qui soulève l’angoisse, une couleur qui exhorte et qui questionne, une couleur divine.»

Le vert de Walser pourrait tout aussi bien s’appeler jaune-vert, jaune souffre, turquoise ou bleu d’eau ou vert pomme. Ruth Moro s’en tient à du vert de patine, vert émeraude, vert de lichens, vert olive, vert fougère, vert opale. Ses verts vaporisés sont bien éloignés de la frénésie, ils ne poussent pas en hauteur, ne mugissent pas, ne se mettent pas en colère, ne s’embrasent pas, n’avertissent et ne questionnent pas. Ses couleurs ont l’évidence des effets de la nature.

J’ai dit en préambule que les processus artisanaux qui conduisent à un tableau ne m’intéressaient pas. Un bref commentaire au sujet de ces œuvres est toutefois indispensable, car il concerne leur aspect, explique aussi une part de leur apparence.

Les œuvres de Ruth Moro qui sont présentées ici sont des micro-reliefs faits des fruits folliculaires d’un arbre parasol chinois, le Firmiana simplex. Elles concluent, en toute logique, un développement qui a commencé, il y a vingt ans, avec la préparation de papier à partir de végétaux. Depuis longtemps, cette création de papier ne lui suffit plus. Trop belle, trop merveilleuse est la récolte pour qu’elle la transforme en pâte à papier. Ce sont surtout quatre plantes, ou respectivement des arbres, qui hier comme aujourd’hui sont concernées: le prêle, l’érable (dont elle récolte les graines monoptères), le tilleul et, bien sûr, le Firmiana simplex.

Sur une partie de ses doubles images (généralement la gauche, plus rarement sur les deux), les fruits folliculaires du Firmiana simplex sont aisés à reconnaître. Elle les a superposés en créant des papiers-plantes et dans une seconde phase rapportés directement sur la toile. Sur l’autre partie du diptyque, la structure est le plus souvent finement rythmée; et ici aussi, selon le même principe de travail, la texture du matériau de l’arbre parasol se révèle.

Dans le jardin de son atelier à Cavigliano près de Locarno, elle cuit les plantes dans une solution de soude caustique, les lave, les blanchit et les lave encore. Elle teinte ensuite les fruits folliculaires, les prépare en fines compositions qui sont pressées, puis déposées sur un support et, finalement, reçoivent une peau de plusieurs couches colorées - selon la devise de Goethe «aux fleurs, la nature suffit, que l’art souffle pour en faire des couronnes».

Ruth Moro a fait en 1995 la connaissance de l’arbre parasol chinois, alors qu’elle se rendait au Japon pour y recevoir le prix de l’«Imadate Exhibition of Paper Art ’95». «J’ai découvert par hasard à Kyoto cet arbre. J’ai tout de suite été attirée par ses fruits folliculaires et j’en ai aussitôt récolté une grande quantité pour faire quelques expériences chez moi. Et comme ce nouveau matériau m’a séduit, j’ai dû en rechercher ailleurs. Durant les cinq dernières années j’ai pu trouver les fruits folliculaires du Firmiana simplex au Jardin botanique de l’Université La Sapienza de Rome. J’ai trouvé là-bas un appui soutenu pour mon travail.»

Pagine Romane sont intitulés les tableaux, car sans les fruits folliculaires du Firmiana simplex de Rome ils n’auraient jamais vu le jour.

Ruth Moro franchit des frontières. Beaucoup de ses tableaux ont quelque chose en commun avec la tradition bientôt centenaire de la peinture monochrome. Là où elle emploie des matériaux élaborés en petite taille, ses tableaux ont toute l’immatérialité de l’art non-objectif. Mais comment peut-on parler d’objets d’art immatériels quand les fruits folliculaires du Firmiana simplex, c’est-à-dire quelque chose de très concret, y jouent un rôle central?

Encore plus proche que de la peinture monochrome, Ruth Moro se situe, d’après moi, dans le droit fil d’artistes comme Wolfgang Laib, qui prépare des œuvres d’art à partir de pollen, de lait et de riz. C’est-à-dire des œuvres qui sont portées par un profond amour de la Nature.

plus ...

2011

Folium

Marco Franciolli, directeur-conservateur Musée cantonal d’Art, Lugano

L’obsession de l’imitation de la forme naturelle a produit d’innombrables chefs-d’oeuvre dans l’art occidental: natures-mortes, vanitas, paysages, frondaisons, arbres, fleurs, feuilles, les artistes n’ont jamais eu de cesse de trouver dans les formes végétales une source inépuisable d’inspiration.

De l’élaboration symbolique au réalisme le plus obsessionnel, de l’abstraction la plus radicale à l’évocation poétique, les langages de l’art semblent avoir sondé chaque possibilité d’exprimer le lien primaire de l’homme avec la nature. Et pourtant, la peinture peut encore nous faire la surprise de manières inédites pour présenter un tel sentiment, comme le démontrent les peintures de Ruth Moro.
L’artiste ne considère pas la nature pour l’imiter, mais, littéralement, pour se l’approprier, en transformant feuilles et fruits en matière première pour ses tableaux. Grâce à un processus long et complexe, Ruth Moro élimine les parties molles des feuilles pour en révéler les nervures internes, âme ou squelette, qui assume des valeurs sémantiques et structurales dans l’œuvre ainsi peinte. Unies entre elles, les structures végétales forment une feuille qui devient la base pour la réalisation de ses œuvres.
Dans une phase précédente de son parcours artistique, ces feuillets étaient suspendus à l’intérieur d’une boîte de plexiglas, une façon de les présenter pour en valoriser la structure par transparence. L’effet produit par ces pages diaphanes, qui évoquent d’impalpables ailes d’insectes, était déroutant. La structure végétale, de manière analogue à ce qui se produit avec les microphotographies de la botanique, donnait un résultat à la fois reconnaissable et mystérieux. Effectivement, dans le procédé artistique de Ruth Moro, se révèle une sorte de macrovision de la structure des feuilles qui en dévoile leur structure secrète. Chaque plante a une caractéristique singulière et impossible à confondre que l’artiste sait interpréter et mettre en valeur. Ultérieurement, Ruth Moro a commencé à monter les feuilles de papier sur une toile tendue sur un cadre ou sur une planche - les supports de la tradition picturale occidentale - en intervenant sur un plan chromatique avec des tonalités parfois ténues et délicates, parfois plus décidées et épaisses qui tendent à mettre en évidence ou à atténuer la structure végétale des feuilles. Inévitablement, un rappel de la culture visuelle orientale affleure, mais ceci est à replacer dans une dimension sous-entendue et contemplative de la nature, dans l’usage particulier du papier et dans le recours à l’élément végétal, plutôt qu’à la présence d’éléments stylistiques orientaux.
Le vocable Folium désigne la feuille, le pétale, la feuille de papier et semble indiquer les phases- mêmes du procédé de Ruth Moro: de la feuille au feuillet, puis à la peinture. Le groupe d’œuvres présenté dans ce catalogue, publié à l’occasion de l’exposition au Museo Cantonale d’Arte, s’intitule Pagine romane. Ce cycle, réalisé à partir de 2006 avec l’aide des fruits de la Firmiana simplex, se compose de diptyques, un choix formel qui greffe un ultérieur élément de signification à l’œuvre.
Après avoir façonné la matière végétale, une opération longue et complexe destinée à obtenir de la nature la matière première pour sa peinture, Ruth Moro se confronte sur un plan strictement pictural aux thèmes du double et du couple. La juxtaposition des structures et des couleurs, qui occupe l’entière superficie des modules jusqu’à leurs bords, génère des contrepoints et des harmonies, laissant penser à la quête d’un point idéal de dialogue dont le but est, en accord ou en tension, l’unité des parties.
La rigueur et la profondeur de la recherche de Ruth Moro permettent d’éviter toute faiblesse pour ce qui est décoratif. La beauté sensuelle des œuvres exprime un équilibre tendu et en même temps raffiné dans les accords chromatiques et dans le rythme des marques des structures. L’observateur est invité à se plonger dans une dimension contemplative où l’expérience de l’art et de la nature finalement se confondent.

plus ...

2007

Ruth Moro

Diana Bettoni

Les études effectuées dans le domaine de l’ergothérapie par Ruth Moro, née en 1944, ont probablement influencé son parcours artistique caractérisé par un long processus de travail méditatif et préparatoire.

L’infime frontière qui sépare l’artisanat de l’art disparaît délicatement sous la main patiente de l’artiste qui – pendant qu’elle prépare la matière – en modifie l’essence en se plaçant entre le processus naturel de décomposition des structures végétales et la sublimation de l’art. La production raffinée des papiers de Ruth Moro est dépositaire de valeurs anciennes dans lesquelles réside le principe de conservation de la matière de Lavoisier : « dans la nature, rien ne se perd rien ne se crée, tout se transforme ». Le choix, la récolte, la macération, la cuisson et la purification de la matière première végétale, sa coloration, filtration et desséchement qui forment le Papier (la Charta), n’aboutissent pas dans le travail de Ruth Moro à la création d’un support sur lequel intervenir dans un deuxième temps pour réaliser l’œuvre ; le résultat de ce processus est déjà une œuvre d’art en soi, aboutie et autonome, en même temps peinture, gravure et sculpture imprégnée de signes dévoilés par la nature. Un travail méticuleux et nécessitant beaucoup de patience que l’artiste élabore dans l’intimité de son atelier de Cavigliano en le mettant en valeur avec l’instrument de l’expression artistique. Elle choisit les formes simples offertes par la nature (feuilles, tiges, fruits ou pétales), elle les assemble selon des structures essentielles qui savent dévoiler des dimensions perceptives considérables, dans une dialectique précieuse entre idée, concept et élément naturel. Tout cela donne vie à des œuvres aux effets de composition inattendus, dans lesquelles la transparence de la structure végétale détermine la forme itérative que la main de l’artiste saura orchestrer dans un ensemble harmonique de poésie et de couleur.
Chaque papier raconte son histoire, toujours nouvelle et originale, à travers un langage de signes intrinsèque à la matière, modulé par l’artiste selon son ressenti intime : dans le processus de transformation de l’élément végétal à l’œuvre d’art s’inscrit l’habilité de l’artisan et la sensibilité de l’artiste qui sait cueillir dans le naturalisme de la matière le potentiel abstrait de la composition. Rythmes cadencés de nervures fragiles, structures voilées d’effets chromatiques délicats, et ensuite, surtout dans ses derniers travaux, l’intervention plus décidée du pinceau qui suit les traces du Papier (la Charta), au point d’arriver presque à superposer l’intime mélodie chromatique de Ruth Moro au son gravé dans la nature, dans une concertation artistique en accord avec l’univers.

plus ...

2005

Ruth Moro – Giancarlo Moro

Jean-Michel Gard, directeur du Manoir de la Ville de Martigny

Après Claude et Andrée Frossard en 2003, les espagnols Manuel Torres et José Hinojo en 2004, les vaudoises Claire Koenig et Christine Sefolosha en 2002, le Manoir de la Ville de Martigny présente a nouveau une exposition duale qui cette fois réunit deux artistes tessinois du même âge, Ruth et Giancarlo Moro. Ensemble, ils forment un couple harmonieux et complémentaire.

Chacun occupe un étage de l’atelier qui jouxte leur demeure familiale, conçue comme un exemple de modernité, de simplicité et d‘intégration dans ce beau village de Cavigliano. Leur maison est construite en paliers sur les pentes raides des Terre di Pedemonte, entre Locarno et les Centovalli. De leurs ateliers respectifs, ils bénéficient d’une large vue sur les toitures en pierres des constructions locales, sur le dédale des petites ruelles pavées et sur les montagnes boisées de l’arrière pays. Cet environnement structuré, fait surtout de pierres et de verdure, n’est pas sans influence sur leurs recherches artistiques.

C’est dans ce havre de tranquillité et cette atmosphère de campagne luxuriante, qui évoque les vacances et inviterait plutôt au farniente, que Ruth et Giancarlo Moro travaillent en réalisant chacun une oeuvre spécifique, rigoureuse. Des influences réciproques très subtiles et pas toujours évidentes montrent cependant qu’elles ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre.

Ruth est partie d’une démarche artisanale, la fabrication du papier à partir d’essences végétales, pour aboutir à des compositions abstraites où la finesse et la beauté des herbes utilisées marient élégamment les formes de la nature avec le rythme et l’organisation des signes disposés sur la surface préparatoire. La maîtrise de multiples opérations, se succédant comme un rituel, permet finalement la métamorphose. La variété des plantes, alliée à une grande connaissance botanique des espèces, offre à l’artiste d’infinies variations de rythmes et de transparences. Les tiges, les nervures, les dentelles des fins réseaux de fibres deviennent les éléments constitutifs d’un alphabet floral sans cesse réinventé. Ses papiers marouflés sur bois proposent un dialogue totalement renouvelé et original entre l’art et la nature.
La plupart des oeuvres de Ruth répètent des motifs et des signes qui ne sont pas sans évoquer des dessins de Klee. Sa technique implique aussi la patience, une gestion du temps, car l’oeuvre ne peut naître qu’après le passage obligé à travers toute une série d’étapes d’élaboration: sélection des espèces, dépeçage, découpage, lavage, cuisson, rinçage, blanchissage, coloration, pour arriver enfin à l’acte de création par la recomposition en trames, en vibrations, en rythmes selon les pulsions et les sensations momentanées de l’artiste. Cette alchimie tend vers l‘abstraction spirituelle en transformant la nature en oeuvres d’art.

Traduction Eric-Alain Kohler

plus ...

2005

Les rituels du temps

Flaminio Gualdoni

Au-delà du partage déchiré de la virtuosité manuelle, au-delà de l’exotisme savant de la technique enracinée dans l’artisanat: au-delà surtout de l’ambiguité, même anoblie, d’une réserve décorative. Ruth Moro a assumé la maîtrise achevée d’une pratique, elle en a fait l’apparente identité exclusive de sa propre action, mais pour en augmenter les possibilités jusqu’à des territoires d’une authentique et motivée expressivité.

Les essences végétales et leurs lois de croissance, rendues dans leur trame fondamentale et dénudée, constituent des monèmes formels que l’artiste distille à travers le lent processus, savant, de la récolte, de la manipulation patiente, de l’accumulation et de la multiplication dont l’issue devient une image.

La structure végétale devient un signe qui structure différemment, un ensemble savoureusement matériel et décanté au point d’être le matériau-même de la peinture. La règle distributive, qui amplifie la nature de ces signes jusqu’à en faire un motif dissout dans l’ensemble de l’image, trouve des lignes de force et une dynamique visuelle d’une puissante et subtile suggestivité.

Et si la pratique de Ruth Moro n’était que cela, elle lui garantirait déjà l’homologation historique au sein de la grande histoire de la décoration: le biomorphisme comme loi fondamentale d’un développement indéfini, les répétitions de variantes, la confiance immédiate du regard (voir et toucher des yeux) s’accordent avec une sorte d’intime mystique de la nature. Et cela constituerait le cas exemplaire d’une rencontre fertile entre culture et pratique de l’Orient et les vicissitudes occidentales de la forme, comme aux temps de l’art né sur la route de la soie, comme aux temps du meilleur «japonisme».

C’est cependant toute autre chose que l’artiste a voulu mettre en jeu. Et c’est avec une toute autre intensité que se révèle son approche. Ces tableaux, où l’œil prend en pâture leur trame visuelle dans un état de plénitude sensuelle, restituent, beaucoup mieux qu’un simple effet, une raison de faire et de faire voir. La science que Ruth Moro s’est appropriée est une connaissance intellectuelle avant d’être un savoir-faire, une raison formative bien plus qu’une simple modalité, un rite bien plus qu’un procédé. Et le rite présuppose une haute et longue mesure du temps. Il puise, par les gestes, la sacralité profonde, une sorte de concentration tendue jusqu’à l’installation totale du corps et de l’âme de l’artiste, pour se trouver à la source de chaque acte, de chaque attente, de tous les choix.

En n’étant pas une simple manipulatrice, Ruth Moro se fait l’officiante du secret de la formation de la nature. Elle s’approprie le temps, qui est lui-même attaché à la naissance de ses silences, de ses suspensions, de ses germinations jusqu’à en faire un individu, forme de l’identité, dans le contexte artificiel mais intellectuellement élucidé et motivé de la peinture.

Pour cela, dans sa manière de faire la plus récente, le filigrane décoratif premier, la survie de l’émerveillement visuel font toujours plus place au sens obscur et pas particulièrement complaisant, de ce qui est en train de naître. La clarté qui règle le processus s’est retirée, s’est faite intime: ce qu’elle montre, c’est le secret de la naissance de la forme.

Traduction et adaptation française Eric-Alain Kohler

plus ...

1999

Compositions de lumière

Maria Will

Ressemblant à de la dentelle plutôt qu’à ce que l’on entend communément par feuilles de papier, les oeuvres de Ruth Moro vivent de leurs caractéristiques insaisissables. Insaisissables, mais parfois évanescentes, d’autres fois au contraire marquant une présence soutenue, mais tellement en dehors du connu, qu’elles en deviennent énigmatiques.

Il est en fait étrange qu’un tel travail, lié, d’une manière aussi étroite et exclusive au matériel qui le compose, débouche ensuite sur des résultats aussi lointains au point de l’annuler.
Et pourtant, quoi qu’en face des compositions de Ruth Moro, la référence spontanée et légitime aille aux tissus, aux dessins, aux peintures, aux vitraux même (et il ny a aucun doute que d’autres opportunités peuvent s’offrir), la fidélité à leur origine et à leur substance végétale semble indiscutable et même paradoxalement renforcée: l’unité minimale expressive – le signe – qui caractérise les différentes oeuvres n’est en fait pas moins donnée par la structure même de l’élément végétal choisi de fois en fois selon les besoin de l’artiste (les hélices des graines d’érable, les bractées de la „firmiana simplex“ plutôt que les tiges de la prêle ou les pétales de l’“hydrangea quercifolia“, qui en même temps que les bractées du tilleul sont les fibres végétales préférées de l’artiste).
Et c’est exactement entre l’équilibre précaire du jeu subtil offert par cette contradiction particulière que Ruth Moro opère: tenir les rênes signifiera alors conduire aux fins d’une recherche personnelle une matière qui met en jeu ses forces et ses caractéristiques propres, une matière qui devient interlocutrice.
Nous sommes ici évidemment dans le domaine de la technique, mais i lest tout aussi évident que l’on est aussi au delà. L’art du papier, ainsi que l’interprète Ruth Moro, qui lui confie l’expression de sa propre créativité, se revèle être une union intime et inextricable du moment opératif et du moment créatif ou plus précisément inventif. Le tout en concordance avec cette conception de l’art qui au sein de la civilisation occidentale moderne est venue s’affirmer toujours plus en tant que synthèse de toutes les facultés de l’individu, en alternative au privilège exclusif de la seule faculté intellectuelle, le travail de Ruth Moro répond aussi en substance à la nécessité de dévoiler et donner naissance à l’harmonie entre l’invidu et l’univers, entre soi-même et l’autre soi-même.
Par conséquent la voix de l’artiste cesse d’être une voix unique, isolée pour devenir la voix qui accueille la multiplicité.
La voix, ou mieux, le chant qui jaillit des travaux de Ruth Moro es tun chant extêmement gentil qui s’épanouit en une poésie simple,directe, tendant à ceuillir au vol des images fugaces, évanescentes, comme le papier dans les mailles duquel cette poésie est enlacée par enchantement.
Les opposé desquels naît et vit l’oeuvre de Ruth Moro, ont leur expression extrême dans le contraste entre l’obscurité du travail dur et rigoureux que cela comporte et l’affirmation de la lumières de la structure de l’oeuvre elle-même, dans l’opposition entre le chaos de la masse d’origine et l’harmonieux ordre dicté par l’intervention de l’artiste.
Et c’est finalement à la lumière que l’artiste confie ses compositions, afin qu’elle leur donne le sceau ultime de l’impossibilité de chaque définition durable: dessinées dans l’air par effet de transparence ou bien exaltées dans leur trame à travers unfond approprié, ces compositions – qui deviennent compositions de lumière – varient comme la lumière varie, s’insérant dans le flux incessant du temps que tout transforme.

Traduction Claude Walter

plus ...

1999

Coloriti fiori et herba .....

Claudio Guarda

Dès son invention, le papier a toujours représenté le réceptable le plus ductile et le plus léger pour l’homme désireux de s’exprimer au moyen de signes. Au fond, fabriquer du papier n’avait pas d’autre but que de créer un support de fibres susceptible de recevoir une trace, une écriture.

Et si pourtant, par un étrange destin, plutôt que se superposer, ces signes pouvaient émaner de l’intérieur et ne pas être seulement ceux que l’homme trace, mais être les signes cachés sous les apparences de l’élément végétal – au-dela de la beauté des feuilles et des fleurs pour arriver au contraire au coeur des fibres du tissus, aux éléments portants – peut-être, alors la stupeur d’une nouvelle découverte se révélerait à nos yeux et nous distinguerions les formes primaires de la structure végétale, l’harmonie des rythmes, le surprenant accord des tons, l’humble poésie franciscaine des „colotiti fiori et herba“, qui est justement la plus haute qualité et en même temps la plus simple et la plus naturelle de cette manière différente de faire du papier à partir de plantes.
Le travail de Ruth Moro est un rituel silencieux qui se déroule en parallèle à la course du soleil dans l’arc des saisons. Le rituel commence par la récolte des éléments primaires, feuilles, fleurs, fruits que la nature donne et dissémine généreusement sur le sol, dans des temps et dans des modes différents. Ce n’est que plus tard, dans le receuillement d’un atelier retiré et noyé dans la verdure, que ce matériel sera patiemment sélectionné, élaboré, cuit, lavé, épuré jusqu’à la mise à nu de l’intime structure portante, c’est-à-dire l’enchevêtrement sublime de veines et d’artères qui partent d’une nervure centrale. Le processus est minutieux et délicat, il suit la lente cadence des journées d’hiver: mais c’est de cette lenteur que naît la rencontre, de cette lenteur prolongée - devenant écoute et dialogue - que les structures primaires suggèrent leur parcours.
Ce qui distingue ces papiers extrêmement délicats de Ruth Moro est que, dans l’instant pendant lequel l’artiste les compose, elle ne s’impose pas au matériel, mais le seconde, le suit, se laisse guider par ses formes et par ses voix. De cette manière, elle crée une sorte de vide intérieur contrôlé, pour se laisser imprégner par ce que la nature lui suggère.
Derrière ses oeuvres, ne se dévoile pas seulement une recherche de résultats esthétiques, mais un comportement de l’esprit et de l’âme, une disponibilité vers la rencontre, un mode différent de regarder et de se rapporter à la nature, de vivre avec elle, à son rythme.
Cette approche donne naissance à des résultats extrêmement fascinants, de grande simplicité, parfois plus déclaratifs et structurels quand la composition privilégie et accentue le rythme rigoureux des nervures portantes; d’autres fois, plus délicatement picturels et atmosphériques quand dans le libre jeu des superpositions voilà que comme par magie émergent des lignes ondulées et des rythmes syncopés, variations de profondeur avec alternancesde blanc, de gris et de noirs, qui constituent la trame de la surface de la feuille.
Et alors l’oeil reste charmé par ce monde de transparence délicate, presque comme d’infime voilages d’infini, posés sur de fragiles toiles d’araignées, l’esprit ne peut que s’interroger sur les surprenantes affinités et les intimes correspondances qui soudainement semblent joindre des expressions artistiques très lointaines l’une de l’autre: telles que celle très raffinée de certains Européens du XXème siècle, Klee en particulier, à la puissance expressive primitive, ou tribale de certaines populations africaines ou océaniques, des tatouages amazoniens à la décoration d’étoffes et de parois, des dessin sur écorce de Mbuti en Afrique au broderies colorées (les Molas) des Kunas du Panama. On serait tenté de dire que,par cette voix révéléé de la nature, Ruth Moro met à nu l’archétype qui sert de dénominateur commun à des expressions artistiques aussi diverses et lointaines l’une de l’autre.
Ces petites surfaces de papier - mais l’harmonie dérive justement du rapport invétéré entre l’élément de nature et son espace proportionnel de déroulemenet – se chargent aisi d’une suggestion qui saute le temps et raccourcit l’espace: si elle est mise à nu et assujettie, l’^me végérale de la nature ne révèle pas seulement les secret de sa structure, mais aussi la poésie de son ordre intime; ce n’est pas seulement dans le caractère fonctionnel de ses nervures, amis aussi dans la musqieu secrète de leurs rythmes et de leurs couleurs et dans le fini d’un pétale qui donne la vie à l’expansion d’un papier, dictant des rythmes et suggérant des développements qui lui sont propres, que se renouvelle et s’étand toute „l’harmonie des sphères“ touchées, traversées par la lumière, microcosme et macrocosme se suivant et se rencontrant.
Ce qui fascine dans l’art de Ruth Moro est qu’il est fait de riens, si ce n’est de patience, ténacité et de longue attente et qu’il vit du subtile filigrane d’un papier qui se présente sur une nature qui nous est familière et pourtant inconnue, faisant cependant émaner l’âme secrète de l’enchevêtrement robuste defibres à la légère modulation de la veinure de la consistance empâtée de l’élément „originel“ à l’ordre d’une géométrie naturelle. Et jusque dans l’architecture aérienne de ses plus récentes compositions – presque des vitraux – suggérées par la structure même du végétal duquel filtre la mesure d’un ordre antique, la lumière d’un horizon lointain.
Le résultat est sans aucun doute original. Il laisse résonner l’écho de voix nouvelles, le besoin d’une syntonie profonde avec la nature dont notre époque ressent vraiment l’urgence.

plus ...

1999

Sons de tous les jours

Réflexions recueillies par Giancarlo Moro

Le rituel prend naissance avec l’ètè, c’est le rituel de la recherche des végétaux; et il se conclut bien souvent longtemps après l’entré dans l’hivers. Chaque feuille, chaque fruit révèle des caractéristiques différentes, à des moments différents.

Quel est le meilleur moment pour récolter le ginkgo? Et pour l’érable ou l’herbe de Saint-Pierre? Et la prêle, comment la veux-tu? Blanche ou brune? On essaie chaque jour et chaque espérience apporte de nouvelles révélations excitantes, ou de nouvelles déceptions. Les émotions sont fortes et la magie de cette alchimie, de cette transmutation d’un végétal en un feuille de papier trouble les sens.
Au fil des années, j’ai ausculté plus de quatre-vingts plantes: la feuille, l’écorce, la tige ou le fruit, mais c’est seulement avec quatre ou cinq végétaux que j’ai travaillé quotidiennement, cherchant toujours de nouveaux stimulus, de nouvelles émotions.
Dans la nature, tout se transforme. Le processus est continu. Qu’est-ce qui est caché derrière les apparences botaniques d’un végétal? Tout est à découvrir dans la transformation de la matière. La cuisson se fait dans la soude caustique. L’odeur est âcre et pénétrante, le procédé violent. À la fin du processus, il ne reste que la structure, l’ossature du végétal et sa cellulose. Tout le reste, comme dans un processus de décomposition, a été éliminé.
Mais quand faut-il interrompre le processus? À quel moment les caractéristiques originales du végétal se sont-elles révélées? Quand la cellulose qui constitue le seul et unique lien présent se manifeste-t-elle dans son efficacité optimale? Il est vraiment difficile de le savoir; par conséquent, on essaie encore et toujours. On cherche et recherche quelque chose de cachhé, de secret qui plus tard se révèle être l’âme du végétal.
Ensuite il faut rincer pendant de longues heures. Les impurités résiduelles sont éliminées. Il faut donc blanchir et rincer, teinter la pulpe et rincer à nouveau.
C’est à ce moment que commence le travail de création. Je pêche directement dans la pulpe avec un tamis de bois pour obtenir des feuilles homogènes dans leur structure. C’est la méthode classique. Ou bien, je travaille avec une forme en bois qui flotte sur l’eau: je répands la pâte avec les mains, je construis la composition jouant avec les signes que chaque végétal invite à découvrir. L’eau, le végétal et moi, nous travaillons ensemble. Nous dialoguons à la recherche de quelque chose de nouveau, encore tant, qui reste à découvrir. Ou bien alors j’utilise le tamis uniquement comme support sur lequel je construit, en exploitant ces caractéristiques, ces géométries, qui sont inhérentes à chaque végétal, mais non perceptibles à première vue. La composition est souvent complexe, elle nécessite du temps et de l’obstination, mais les feuilles qui naissent ne sont pas seulement du papier, elles sont plutôt le papier et ses signes, ceux de l’âme du végétal, et ils deviennent des feuilles avec leur force autonome, leur langage original.
Et le rituel se poursuit avec le séchage sous la presse, entre des chiffons et des cartons, qui sont maintes fois changés jusqu’au séchage complet, jusqu’à ce qu’on sente leur fragile vigueur entre les doigts et que l’on ait leur message devant les yeux.

Traduction Claude Walter

plus ...